Twin Peaks littéralement, latéralement

Posté le 22 janvier 2018 par

Prenons un effet spécial. La surimpression est une image sur une autre, et c’est littéralement que Lynch l’utilise dans Twin Peaks : un monde sur un autre.

Par exemple, lorsque Bad Coop se fait tirer dessus au début de l’épisode 8, des « woodsmen » en surimpression viennent d’un autre monde pour se poser sur le monde que Ray voit, sur celui que l’on voit. À partir de là, ne faudrait-il pas recevoir littéralement cette saison 3 ? Oublier nos interprétations, voir et entendre directement ce que Lynch et Frost donnent à voir et à entendre. Ce que j’ai vu et entendu d’abord c’est un visage souriant mais impassible dire à visage autrement plus expressif et mutin : « You’re a bad girl, Tracey ». J’ai beaucoup repensé à cette image et à ce son de l’épisode 1. Il y a déjà tant de mystère dans la manière qu’a Tracey de vouloir absolument être invitée à l’intérieur de la salle de la boîte de verre, à l’aide de coffee-cups ornées de grands « Z ». Chaque épisode contient son lot d’images et de sons obsédants, et parfois l’obsession suffit.

 

La saison 3 de Twin Peaks s’est terminée quand a commencé la rétrospective Jacques Tourneur à la cinémathèque française. A priori, aucun rapport, mais Tourneur est le seul qui m’a permis de penser à autre chose que Twin Peaks en septembre. Enfin pas totalement, puisque je n’ai pas pu m’empêcher de les relier. Un enfant de Wichita, seul à une fenêtre, est tué par des cow-boys ivres qui saccagent la ville en tirant partout. On voit l’enfant tomber derrière l’encadrement de la fenêtre, sans que l’impact de la balle soit souligné. L’aspect presque dédramatisé de cette chute est ce qui la rend si forte : un enfant de cinq ans a été arraché au monde, gratuitement. On entend quelques rires dans la salle (mais ça je ne préfère pas en parler). Dans Twin Peaks, la mort de l’enfant de l’épisode 6 est accompagnée de plusieurs plans de réactions des personnes alentour. Les gens ont la bouche ouverte, se cachent le visage, écarquillent les yeux. Ce sont des réactions ridicules, presque drôles (elles auraient assurément fait rire les spectateurs rieurs de Wichita). Mais quelle réaction peut-on avoir face à l’ignominie pure, sinon une réaction ridicule ? Carl, impuissant, ne peut que s’accroupir près de la mère qui tient son enfant dans les bras. Sur un des plus beaux thèmes composés par Badalamenti pour la saison (« Accident/Farewell Theme »), c’est la cruauté de l’homme qui a vécu et qui continue de vivre face à l’enfant qui est mort, sans avoir vraiment vécu.

Robert Forster and Michael Horse in a still from Twin Peaks. Photo: Suzanne Tenner/SHOWTIME

25 ans ont passé dans Twin Peaks et dans le monde mais il y a des choses qui ne changent pas. La bombe atomique existe, la vraie terreur n’est plus quelque chose de divin mais ce que l’homme peut faire à l’homme, alors la « nuit du monde » (Hegel) est tombée et Bob peut exister. Un homme (Richard Horne), par ailleurs né d’un viol, peut tuer un enfant. C’est parce qu’il existe cette noirceur absolue dans la série que sa luminosité explose également, jusqu’à la dynamite de l’épisode 15 qui s’ouvre sur l’amour triomphant de Norma et Ed et qui se termine par la mort de la femme à la bûche, peut-être les plus beaux adieux à un personnage et à une actrice jamais filmés.

Parmi les nouveaux personnages de la saison, beaucoup se démarquent par leur grandeur d’âme, car si les personnages mauvais sont monnaie courante — quoique jamais aussi beaux que dans Twin Peaks —, les personnages vraiment bons se font rares. C’est le cas de Bushnell Mullins, de Dave Macklay, de Freddie Sykes, des frères Mitchum, ou de la géniale Tammy Preston, et même d’Anthony Sinclair, le collègue pourri de Dougie dont la rédemption par les larmes dans l’épisode 13 est sublime. Pendant ce temps, c’est Andy, le naïf ultime, l’homme bon par excellence, qui est aspiré dans la white lodge où le Fireman lui confie Naido (épisode 14).

À nous, rêveurs (car nous sommes peut-être la réponse à la question de Monica Bellucci), de trouver notre chemin vers le noyau de Twin Peaks, qui n’est pas qu’éloge de la bonté, œuvre méta complexe ou cartographie du cauchemar, mais bien un objet total, sublime et fascinant avant tout. « It is in our house now ».

Marin Gérard

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